Joel Henry Little est un (très jeune) compositeur newyorkais de 18 ans qui a déjà 3 albums et un EP derrière lui qu'il a quasi intégralement composés, enregistrés, mixés et masterisés. Voilà une description très factuelle de son œuvre mais qui ne prépare pas à l'écoute de son dernier album, le très ambitieux « Great Kills Friendship Club » et notamment du merveilleux « Isha », un morceau épique de 9 minutes comme on n'en fait plus.
La musique de Joel Henry Little est assez difficile à décrire : dans son ADN, il y a de la pop, de la folk, du jazz, de la musique progressive, du classique, du cabaret, de la musique de film... Pour découvrir la génèse de cette œuvre hors norme, j'ai posé quelques questions à son auteur.
Joel, je vais d'abord aborder la question de ton âge. A l'écoute de « Great Kills Friendship Club », c'est ta maturité musicale qui saute aux oreilles comme si tu avais déjà réussi à maîtriser et à amalgamer un grand nombre d'influences disparates et c'était déjà sensible dans tes premiers essais musicaux de 2014. Peux-tu nous dire d'où te vient ce bagage et comment l'as tu développé à un si jeune âge ?
Je le dois à l'environnement musical que ma mère et mon père ont apporté à ma sœur et moi en grandissant. Ils oeuvrent tous les deux dans le domaine artistique (ma mère est professeur de musique et ancienne violiste de l'Essex String Quartet et mon père est un acteur du théâtre régional) et donc il y avait un attente dès mon plus âge que je m'essaie au moins à ces disciplines, ce qui revenait à participer au spectacle annuel local de théâtre pour enfants et de façon assez fondamentale d'apprendre au moins un instrument. J'ai d'abord étudié le piano en commençant les leçons à l'âge de 6 ans même si j'ai aussi débuté la batterie peu après. Je pense que la dichotomie entre les deux instruments m'a apporté une façon unique de les aborder (soit une approche percussive du piano et mélodique de la batterie) qui continue d'influencer mes compositions jusqu'à aujourd'hui. Au-delà d'avoir été poussé à étudier la musique à un jeune âge, nous chantions aussi par-dessus la musique diffusée dans la voiture pour nous amuser (de la comédie musicale, de la musique folk, du classique, etc...) ce que je considère rétrospectivement comme une expérience formatrice pour mes goûts musicaux et mon amour du chant. Donc avec ces fondations solides, ça a été un évolution assez naturelle pour moi de commencer à expérimenter avec tout un tas de musiques différentes à l'adolescence et d'essayer de trouver ce qui me faisait vibrer ce qui a finalement abouti à la création de mes propres compositions. Par ailleurs, je pense qu'il est important de noter que même si mon son paraît développé, mes goûts changent continuellement. Un mélange de curiosité et de confiance en soi est, je pense, la marque d'une vraie maturité créative et par conséquent c'est ce à quoi j'aspire tout le temps pour chaque chanson que j'écris.
Ta musique vient indéniablement du passé entremêlant de nombreux styles populaires du 20ème siècle. J'y entends aussi bien des échos des grands compositeurs que ce soit Jimmy Webb (la construction de « Isha ») ou Harry Nilsson (notamment sur le très beau « By the Bye ») en passant par Stephen Sondheim, soit la pop mais passée par la moulinette du jazz, de la musique progressive, du cabaret et de la comédie musicale. Est-ce que ce sont des artistes et des genres qui te tiennent à cœur ?
Ils signifient énormément pour moi ! Je pense avoir acquis par mon expérience du jeu d'acteur une compréhension très théâtrale de la fonction de l'art et Webb, Nilsson et particulièrement Sondheim (dont le livre « Finishing the Hat » se trouve justement à côté de mon ordinateur au moment où j'écris ces lignes) représentent absolument tout cela dans le contexte de la musique populaire. L'idée la plus évidente que je retire de leur travail et les styles dans lesquels ils ont oeuvré est que le bon art est une représentation de la bataille éternelle entre le cœur et l'esprit de son créateur, comme c'est le cas dans le criminellement sous-estimé « MacArthur Park » de Webb ou « Good Old Desk » de Nilsson ou vraiment tout ce qu' a fait Sondheilm mais ce qui a peut-être été le plus influent reste sa partition de « A Little Night Music ». Je suis aussi très attiré par la capacité qu'a Nilsson de donner l'impression que la partie instrumentale et la voix sont faits de la même étoffe, comme si chaque nuance de la voix reflétait l'arrangement et inversement. Cette idée était très importante pour moi dans la création de « Great Kills Friendship Club » et je pense qu'on en trouve aussi de parfaits exemples dans les œuvres de Van Dyke Parks et Serge Gainsbourg.
Tu enregistres tout tout seul ce qui est un autre point fascinant rappelant quelques glorieux aînés comme McCartney, Stevie Wonder ou Emitt Rhodes. Est-ce que ça vient d'une envie de tout maîtriser de A à Z ou bien d'une difficulté à trouver des musiciens capables de comprendre ta vision si particulière de la musique ? Raconte-nous un peu ton processus d'enregistrement.
L'explication simple à cela est que c'est une habitude liée à un mélange entre les côtés pratiques et philosophiques de mon cerveau. J'ai tendance à travailler tard dans la nuit soit pour écrire des paroles ou pour enregistrer/composer/expérimenter sur mon ordinateur et des idées me viennent sporadiquement et par bribes pendant la journée qui sont fréquemment contredites par d'autres qui les modifient inévitablement dans le processus. Donc d'un point de vue pratique ça a plus de sens pour moi de construire des chansons telles qu'elles se développent et de travailler des heures dessus pendant lesquelles j'ai besoin d'être seul plutôt que de faire des démos complètes et d'imposer des règles très strictes à des collaborateurs pour avoir le son que je recherche, souvent pour des résultats très mitigés (je sais d'expérience que ce n'est pas une façon très amusante de faire de la musique) ou de faire intervenir des collaborateurs dans tout le processus créatif, ce qui pour le moment en tout cas n'est pas une option viable. D'un autre côté, philosophiquement, je pense que c'est le rôle de l'artiste de donner la forme la plus honnête, le vision la plus transparente de soi dans tout son art et pour moi, ça signifie avoir un contrôle total sur chaque aspect de la production. Ma théorie est que chaque idée vient de mon cerveau et donc à un niveau subliminal peu importe le discours ou les influences visibles, ce sera une réflexion de qui je suis et de mon expérience personnelle.
Comme dit plus haut, difficile d'entendre une influence moderne dans ta musique. Est-ce que pour autant la musique du 21ème siècle joue un rôle d'une façon ou d'une autre dans ton inspiration ? Il n'y a guère que Joanna Newsom dont l'approche me semble dans cette lignée.
Je ne dirais pas nécessairement que la musique du 21ème siècle ne joue pas de rôle dans ma musique. C'est juste que d'un point de vue sonique et esthétique, je suis plus intéressé par une période plus ancienne. Juste parce que je n'utilise pas beaucoup de techniques de production ou d'écriture modernes ne signifie pas que mon état d'esprit lorsque je les écrit ou le sens des chansons n'est pas un produit de la culture moderne. Sans vouloir me comparer à Joanna Newsom – que je considère d'ailleurs comme le plus grand songwriter américain actuel – je pense que j'ai une façon similaire d'adopter des méthodes de composition anciennes pour aborder des thèmes de la vie moderne aux Etats-Unis.
Vu la complexité de tes chansons et de tes arrangements, j'imagine qu'il doit être compliqué de les jouer sur scène (il y a plus d'une dizaine d'instruments différents sur l'album). T'arrive-t-il cependant de te produire en concert ?
Malheureusement, dans un futur immédiat, je n'ai pas de projets de jouer ce nouvel album en concert. Cela vient d'abord d'un manque d'intérêt du public et d'une question d'argent mais j'espère qu'avec un peu d'exposition avec des interviews comme celle-ci et des diffusions radio, assez de gens auront envie d'écouter ces chansons en concert ce qui justifierait de créer un groupe capable d'interpréter ces chansons complexes. D'ici là, je vais continuer à créer une musique dont je suis fier et essayer de faire que le plus grand nombre puisse l'entendre sans sacrifier la qualité de mon travail.